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Chez Célia Milunelle, une partie de la production des culottes menstruelles est déléguée à des ateliers protégés de proximité. S’assurer des bonnes conditions de travail des couturiers constitue une des valeurs de base de l’activité.

Pourquoi cette préoccupation ? Parce qu’en 2021, dans un atelier de couture privé situé au Grand-Duché de Luxembourg, j’ai travaillé avec un couturier professionnel qui avait une longue expérience dans la fast fashion. Durant cette collaboration, il m’a régulièrement montré, avec nostalgie et fierté, des vidéos qu’il avait filmées dans un immense atelier de confection qu’il dirigeait autrefois en Turquie. Mon modeste témoignage concernant la fast fashion consiste à rapporter ici ce que j’ai pu voir dans ces vidéos.

Avant de décrire mes visionnages, je précise que mon collègue était Syrien et analphabète. Il avait arrêté l’école durant son enfance pour travailler en tant que couturier.

Ce que j’ai vu dans ces vidéos :

  1. Les couturiers filmés étaient des enfants. Commentaire de mon collègue : « Quel est le problème ? Ils ont quatorze ans… ». Cependant, les visages vus dans ces vidéos ressemblaient au visage de mon enfant alors âgé de dix ans. J’évaluais donc leur âge à dix ans, malgré la rectification de mon collègue. Comme je restais bouleversée, il a ajouté : « Ben quoi, c’est la guerre en Syrie, il faut bien que les enfants travaillent en Turquie pour ramener de l’argent à leurs parents… »
  2. J’ai pu observer la cadence de travail de ces jeunes : empressée. J’ai vu leur regard : très concentré sur leur tâche. Le bonheur de coudre ? Je ne l’y ai pas perçu. J’ai demandé quel était leur horaire hebdomadaire de travail et combien de temps travaillaient-ils sur une journée ? A chaque fois que j’ai posé ces questions, j’ai obtenu des réponses différentes. Plus mon visage était blême, plus leur horaire était raccourci.
  3. De ces vidéos, j’ai également appris les processus permettant de fabriquer, dans un atelier de la fast fashion, d’immenses volumes de vêtements en un temps réduit au maximum. En effet, mon collègue me détaillait souvent le nombre de vêtements de grandes marques cousus dans des délais de production étonnamment courts. Il était toujours question de centaines ou de milliers de pièces (par exemple, cinq cent costumes ou mille t-shirts, …) et de quelques jours ou semaines de travail. Le volume et la vitesse de production semblaient être des préoccupations majeures au détriment d’autres aspects comme, entre autres, le bien-être des couturiers.
    Pour coudre un grand volume de vêtements en un temps ultra compressé, il faut imaginer une longue table de couture. Sur cette table, de nombreuses machines à coudre sont disposées les unes à côté des autres et un couturier (soit, d’après les vidéos, un enfant) est assis face à chaque machine. Leur nombre correspond au nombre de coutures nécessaires pour réaliser entièrement un vêtement. Chaque couturier va coudre une seule couture (toujours la même) puis passer le vêtement au couturier suivant. C’est donc un travail collectif et à la chaîne, une besogne répétitive réalisée à toute vitesse.
    Ceux qui ne savent pas suivre le rythme imposé sont « virés » (terme utilisé par mon ancien collègue). Lorsqu’un vêtement est passé entre les mains de tous les couturiers, il est alors terminé et part immédiatement au contrôle qualité.
  4. Dans les vidéos qui m’ont été montrées, j’ai aussi pu voir des salles remplies de machines autonomes (qui fonctionnent donc sans couturier) déposées les unes à côté des autres sur d’immenses tables. Seul un opérateur avait la tâche de programmer, apparemment assez facilement, un ordinateur central qui les reliait toutes, de charger le tissu dans leur gabarit et de contrôler le travail réalisé (par exemple, une même broderie appliquée sur cinquante vêtements par cinquante machines en même temps). Mon ancien collègue a commenté qu’il y avait, par table, un ordinateur central et un opérateur ; qu’il était le supérieur hiérarchique de tous ces opérateurs, peu qualifiés d’après ses explications.

C’est le visionnage de ces vidéos, particulièrement celles d’enfants syriens cousant, le regard éteint et à des rythmes effrénés dans un atelier de la fast fashion situé en Turquie, qui est à la racine de ma préoccupation des conditions de travail, de l’âge, du salaire et des cadences des couturiers.

En plus des vidéos, lors de cette expérience professionnelle, j’ai découvert un autre monde de la couture qui m’était inconnu jusque-là. Dans le nôtre, entre autres, compétences, passion et bonheur de coudre. Dans le monde que mon collègue m’a permis d’entrevoir, les ingrédients perçus étaient différents : de la fierté et surtout, une efficacité poussée à l’extrême, au plafond des capacités humaines. En le regardant travailler, j’ai constaté :

  1. Son savoir-faire : Génie de la couture capable de tout coudre impeccablement (tenues de cérémonie, sous-vêtements délicats, chaussures, accessoires, …)
  2. Sa vaste culture et son expérience exhaustive des matières textiles.
  3. Ses connaissances techniques relatives aux machines à coudre industrielles, comparables à celles d’un commercial senior pour un constructeur. Outre les piqueuses plates, connaissance et maîtrise de l’utilisation de toutes les machines dites spéciales, c’est-à-dire dédiées dans un but spécifique : machine à champ de travail ou machine à bras déporté quatre aiguilles, etc.
    Capacité à comparer les marques et les modèles, à choisir la machine adaptée au tissu ou au point particulier, connaissance des constructeurs, revendeurs, prix, entretiens, programmation des machines dites autonomes et capacité à réparer lui-même et rapidement les machines tombées en panne.
  4. Sa vitesse d’exécution hors norme : Vitesse jamais constatée chez aucun couturier (ou professeur de couture) expérimenté de mon entourage.
    Découvrant qu’un délai était imposé aux clients des ateliers de retouches de nos pays, mon couturier syrien était surpris. A ses yeux, toute retouche, réparation ou transformation, se fait face au client (à qui on offre un café) et en quelques minutes. Et c’est l’incompétence du couturier qui justifie le délai imposé au client. Le savoir-faire de nos pays en matière de confection textile lui apparaissait médiocre.

Lors de cette expérience professionnelle commune, il était régulièrement stupéfait ; je l’étais tout autant, mais pour d’autres raisons.

Je remercie mon ancien collègue pour sa convivialité et sa générosité malgré le choc de nos cultures : ses partages et tout ce qu’il m’a appris techniquement en couture m’ont marquée et ont participé à mon développement.

* Photo d’illustration